Dans les Cévennes, sur les traces de la femme des
bois
Par Florence Aubenas
L’affaire agite
toute une vallée cévenole où des hippies s’étaient installés après 1968.
Depuis
presque douze ans, une trentenaire connue de tous vit seule dans les
montagnes ou en squattant parfois certaines maisons.
Faut-il y voir uniquement
un cas psychiatrique ou le stade ultime de la « liberté » tant
recherchée après Mai 68 ?
Sur la route départementale, le sentier démarre
juste dans un tournant. Là, il faut abandonner la voiture.
Un muret éboulé, la
rivière, trois planches mangées de mousse qui esquissent un pont, et c’est déjà
la forêt.
On peut continuer à flanc de montagne sans remarquer, à quelques pas
du chemin, une bâtisse pas plus grande qu’une cabane,
quatre murs nus en
pierres sèches qui s’accoudent au rocher.
Dans cette vallée des Cévennes, elle
est longtemps restée à l’abandon au milieu des châtaigniers et des genêts.
En la voyant, Maud s’est enthousiasmée. Ici, elle
pourrait venir s’échapper quelques jours par semaine.
Elle ferait pousser des
plantes aromatiques et médicinales. Ce serait un abri pour sa fille – sait-on
jamais – une enfant de 8 ans.
Sur son dos, elle a monté un matelas, un
poêle, un baquet pour l’eau, quelques outils. La voilà au paradis. On est
en 2017.
Assez vite, Maud a remarqué que du feu avait été fait en
son absence. Sa chaise était cassée, ses bougies presque fondues.
Puis des
objets ont commencé à disparaître, cette grande cape, par exemple, qu’elle
aimait tant.
Un hiver, elle a découvert l’empreinte de deux pieds nus dans la
neige. Pas de doute, quelqu’un visite son « paradis ».
Même quête
d’apaisement
Les gardes du parc national des Cévennes ne se sont pas
étonnés. Maud ne savait-elle pas que la forêt était habitée ?
Une jeune
femme y mène une vie sauvage et solitaire depuis une dizaine d’années. De loin,
un chasseur l’a suivie une fois.
Il l’a hélée, mais elle a détalé droit devant,
face à la pente, impossible à rattraper. Avant que Maud n’achète le
« paradis »,
la Visiteuse le tenait pour son domaine, une de ses
cachettes dans les bois.
Maud ne s’est pas inquiétée au début, loin de là. Elle a
eu l’impression de comprendre la Visiteuse.
Au fond, elles se ressemblent,
n’est-ce pas ? Même âge, 35 ans, ou à peu près. Même quête
d’apaisement.
Même amour de la nature, y compris les toutes petites bêtes.
Ce
serait une autre elle-même, en somme, mais plus libre, qui aurait osé
s’affranchir de la société et de ses lois.
Pour ne pas brusquer la Visiteuse,
Maud a reculé son projet de plantation, puis raccroché au nez des gendarmes en
quête de renseignements.
Il
y a quelques semaines, Maud a trouvé les jouets de sa fille saccagés autour du
« paradis ».
Des affaires avaient été brûlées, « un
carnage », d’après elle.
La nuit, des pas sur le toit
l’ont réveillée, un piétinement interminable et fiévreux, presque menaçant, lui
a-t-il semblé.
Maud a attendu l’aube. Alors, face aux crêtes, dans un soleil
tigré par les branches de châtaigniers, elle a hurlé :
« Mais
qu’est-ce que tu veux ? De quoi tu te venges ? » Quelque
part, invisibles, les yeux de la Visiteuse l’observaient, elle en est sûre.
Ça
fait longtemps que la Visiteuse occupe les esprits dans ce coin perché des
Cévennes,
quatre villages, quelques hameaux, un millier d’habitants l’hiver.
A
certains dîners, on se le promet entre amis : on ne parle pas d’elle ce
soir.
Mais les conversations finissent toujours par l’évoquer. Qui l’a
aperçue ? Chez qui est-elle entrée ? Qu’a-t-elle fait ?
Qu’a-t-elle pris ?
Ailleurs, elle n’aurait sans doute pas survécu, la
faim, les hivers interminables ou, plus probablement encore,
un coup de fusil.
Mais on est au cœur de la mythique « vallée des hippies », le surnom
date de l’après-Mai 68, au temps de leur arrivée.
La
marginale des marginaux
Ici, la montagne ne plaisante pas, elle a ses gueules.
Beaucoup sont repartis depuis,
d’autres en revanche se sont enracinés –
entrepreneur, enseignant, paysan ou élu local.
Un demi-siècle plus tard, ils
représentent près de 50 % de la population dans certains coins.
Longtemps,
la Visiteuse est restée leur histoire, un secret protégé.
Mais ces deux
dernières années, une quarantaine de plaintes ont été déposées contre
elle.
« Elle
est devenue la marginale des marginaux. Dans cent ans, elle sera une
légende », raconte un gendarme.
De son côté, Michèle
Manoa, élue verte au département, est une des seules à accepter de parler à
visage découvert :
« L’histoire
est presque devenue un cas de conscience pour nous tous. »
Près de la rivière, la
mère de la Visiteuse coupe du bois dans la courette derrière chez elle,
un
appartement loué par une mairie, où elle vit seule maintenant. Haute silhouette
austère, cheveux gris noués, 67 ans :
on la montre du doigt et elle
le sait.
Tout à l’heure, comme chaque jour, elle grimpera sur des sentiers
connus d’elle seule et de sa fille.
Elle fera le tour de ses endroits cachés,
en appelant son nom. L’apercevra-t-elle seulement ? Des mois peuvent
passer sans un signe.
Dans le creux d’un arbre, elle finira par laisser des
fruits secs, de la charcuterie, quelques conserves
et aujourd’hui du sauté de
veau, que les bêtes dévoreront peut-être.
Sa fille n’a jamais voulu du couteau,
de la lampe frontale ou du nécessaire à couture qu’elle s’était ingéniée à lui
porter.
Elle ne garde rien. Seule une chose l’avait charmée : un livre de
Charles Baudelaire, Les
Paradis artificiels.
C’était il y a longtemps, douze ans
déjà, tout au début de sa fuite dans la forêt.
Juste après, la mère avait
réussi à lui voler un baiser sur la joue.
Maintenant, sa fille ne se laisse pas
approcher à moins de dix mètres, même par elle, son dernier contact avec les
humains.
Elle ne parle presque plus.
Dans les Cévennes des Gardons, la mère est arrivée en moto
dans les années 1970, c’est ce dont on se souvient en tout cas.
Elle circulait
avec une amie, l’une n’allant pas sans l’autre, avec leur beauté pour bagage.
Les photographes adoraient les faire poser, toutes les deux très brunes,
«flashantes».
Dans cette vallée, la plus escarpée de toutes, quelques communautés – plusieurs centaines de personnes –
commencent alors
à reconstruire des ruines, pierre à pierre, des fermes isolées au bout de
chemins vertigineux,
dispersées dans les replis de la montagne en fonction du
bien le plus précieux : les sources.
Là-haut, quelques Cévenols ont résisté à l’exode rural,
presque tous célibataires
et paraissant taillés pour s’entendre avec cette
jeunesse tombée des barricades :
le vieux Denis qui change religieusement la
ficelle de son pantalon pour aller au marché ou Lucien,
dont la cuisine s’orne
d’une plaque gravée : «Tout
ce qui est mécanique est satanique.»
Dans la vallée, chaque
maison a ses rituels, théâtre, cinéma, philosophie, celle des grandes fêtes
déguisées ou cette autre où l’on danse.
Tout se partage alors, les travaux, les
tablées, les couples, un genre de forteresse libertaire, enserrée par le cercle
étroit et sauvage des crêtes.
La « vallée
des culs-nus »
D’où venait la mère ? En rupture familiale, comme
tout le monde ou presque.
Des hippies étaient passés dans son village, en
Picardie, elle était partie avec eux.
Son entraîneur d’athlétisme avait tenté
de la retenir : elle avait l’étoffe d’une championne.
La mère s’en
foutait. Tous ou presque vivaient de la même manière alors, un peu
d’agriculture, un troupeau,
les saisons dans les restaurants ou les chantiers.
L’épicier du village effaçait les ardoises en échange de champignons ou de
châtaignes.
Quand les finances plongeaient, quelqu’un montait se refaire en
ville. C’était facile, ces années-là.
En général, la mère refusait les services
à qui la sollicitait. «
C’est ma liberté », elle disait, et le mot balayait tout,
magnifique et terrible.
Les biens, l’argent ne l’intéressaient pas. Pendant les
vacances, des touristes s’aventuraient sur les crêtes,
ils voulaient voir la «
vallée des culs-nus », la curiosité locale.
La mère avait accouché d’un premier fils en 1977 dans une
pièce en terre battue, sans électricité.
Plusieurs revendiquaient en être le
père. Un jour, elle l’avait laissé à l’un d’entre eux pour partir en vadrouille
avec un surfeur,
puis un baroudeur espagnol. Elle pouvait tout larguer d’un
moment à l’autre, sans s’embarrasser des choses ni des gens.
C’est avec
l’Espagnol qu’elle avait un autre fils, puis sa fille, en 1985. Ils avaient
vécu près de Madrid et aux Canaries.
«
Elle devait être très amoureuse, on était tous très amoureux les uns des autres
à l’époque », témoigne un entrepreneur.
La mère avait fini par revenir dans les
Cévennes, sans l’homme, mais avec les petits. Ici, elle savait qu’elle pourrait
s’en tirer.
Les gamins de la vallée s’élevaient ensemble, enfance vagabonde sur
les chemins de montagne, poussant les portes toujours ouvertes,
mangeant ce
qu’il y avait. Les écoles de village n’avaient jamais connu de gosses pareils,
capables de monter des spectacles,
animer leur propre émission à la radio
locale ou discuter avec d’impressionnants intellectuels.
Une photo de ces
années-là montre une adolescente souriante, assise sur un muret, cheveux noirs,
belle comme sa mère : la future Visiteuse.
« C’était ses meilleures
années, elle s’habillait encore en coloré », commente aujourd’hui son grand frère.
Les enseignants
se souviennent d’elle, intelligente, un peu en retrait. C’était juste avant le
suicide de sa meilleure amie.
Après, elle se rase la tête, s’habille de sombre,
abandonne le collège.
« Pas
facile de remettre les choses en ordre dans cette histoire »,
soupire un éleveur.
Mais, avec le recul, il n’a aucun doute : c’était sûrement
le premier présage avant la forêt.
Ce printemps-là, le restaurateur du village a vu la jeune
fille prendre la route,
chevauchant une jument noire, la mère marchant à ses
côtés.
« Ça va lui
changer les idées », dit-elle. Toutes les deux font les
vendanges, la récolte des fruits, se parlant à peine, sauf pour l’essentiel.
La
fille réclame son père, finit par le rejoindre à Saint-Domingue ou à La
Réunion, partout où il circule.
Dans le sud de l’Espagne, il ouvre un
restaurant sur la plage.
Que s’est-il passé là-bas pendant une fête, en 2007.
A-t-elle été droguée ? Violée ? Des rencontres néfastes ?
Ce ne sont
que des hypothèses. Ceux de la vallée ont essayé de comprendre, quand ils l’ont
vue revenir en panique dans les Cévennes,
l’œil barré d’un bandeau noir.
Blessée ?, lui demande un ami.
«
Non, je ne veux plus voir que la moitié du monde. »
Jamais elle
n’en dira plus. Deuxième présage, après le suicide de son amie.
Elle a
22 ans. Les gens s’écartent, troublés. Gravement, de l’aide lui est
proposée, avec les mots d’ici :
«
Qu’est-ce qui te rendrait heureuse ? » Et elle derrière son
bandeau :« Savoir ce
qu’il y a dans la tête des gens. »
Surnommée «
le fantôme »
Certes, les communautés se sont dissoutes avec les
années, chacun s’est recentré chez soi.
Mais aujourd’hui encore la vallée
mythique a gardé ses couleurs, sa méfiance face aux gendarmes,
à certaines
institutions, aux hôpitaux psychiatriques. Ça rigole autour de la table :
« Ici, on n’a jamais été adapté au
monde : on est nombreux, ensemble, à ne pas être normaux. »
On
partage une tisane au miel, quelques légumes arrachés au schiste, dans des
potagers suspendus au-dessus du vide.
D’une maison à l’autre, chacun se souvient avoir
accueilli la jeune femme au bandeau à son retour d’Espagne.
On lui demande de
participer aux tâches. C’est non. Elle quitte la pièce quand un autre y entre.
Parfois, quelqu’un sursaute à la cuisine ou au jardin : ça fait des heures qu’elle
se tenait dans l’ombre, à l’épier en silence.
Souvent, elle dort le jour, se
lève la nuit pour terminer les restes. Son surnom : «le fantôme».
Quel jour exactement s’est-elle enfuie dans la montagne ?
On ne sait plus.
Ça s’est passé l’hiver 2009, raconte son grand frère, pendant
une de ces tempêtes traversée d’éclairs et de rivières en crue,
comme en
connaît la région. En pleine nuit, coup de téléphone d’un voisin :
sa sœur
vient d’être retrouvée sur la route des Crêtes, au bord de la départementale.
C’est
sa nouvelle manie, marcher le long des routes, faire du stop sans but précis,
puis s’allonger en travers de la chaussée.
Sentir la chaleur du goudron sous
son corps. S’endormir là, à côté d’un pylône. Elle se sent bien.
Les
automobilistes s’arrêtent en catastrophe. « Tu veux mourir ou quoi ? » Elle a déjà
filé.
Cette
nuit-là, le grand frère l’aperçoit sur le bas-côté. Elle lui demande de
retourner dans une des maisons de la vallée.
Lui le sait bien : là-haut, plus
personne ne la supporte. Il pense à une copine qui travaille en psychiatrie à
Mende, à une heure de route.
Pas question d’une unité de choc avec des sangles
et des piqûres, mais elle pourrait les conseiller.
Il lance : « On va aller à l’hôpital, je resterai
avec toi. » Pas de réponse. Lui aussi s’effraie.
« Si je l’avais emmenée, tout le monde
me serait tombé dessus à ce moment-là, y compris ma mère »,
raconte-t-il aujourd’hui.
Une formation de traducteur, la quarantaine, le grand
frère vit maintenant à Paris.
Il n’a jamais étudié deux ans de suite dans le
même établissement scolaire.
«
On ne peut pas dire que nous avons été une famille modèle.» Une
question ne cesse de le hanter :
«
Est-ce que j’ai eu tort? Quelque part, les conneries de ma sœur me
dérangeaient. Je n’ai pas assumé, je m’en veux.»
Il la
voit ouvrir la portière et disparaître dans le noir, comme emportée dans la
tempête.
Les jours suivants, la mère la retrouve, la supplie de
s’enfuir, affolée, perdue, criant à sa fille qu’on veut l’interner en
psychiatrie,
que les gendarmes sont à ses trousses. De leur côté, quelques-uns,
comme la conseillère Michèle Manoa,
pensent qu’il faudrait alors tenter des
soins. Mais c’est fini. La fille est montée déjà dans les bois.
« Ceci est
pour toi »
Au début, personne ne s’en rend compte. Pourtant, elle ne
sait pas braconner, ni pêcher la truite à mains nues
ou reconnaître les baies
comestibles. La ronde de son enfance devient son terrain de chasse,
les lieux
familiers des amis, aux portes toujours ouvertes.
A l’aube ou à la pleine lune,
elle se faufile comme un chat dans les cuisines, soucieuse de ne rien déranger,
effaçant ses traces.
Elle évite les fermes trop proches des villages et de la
route, celles avec des chiens ou des inconnus qui pourraient la dénoncer.
A force de voir les provisions se volatiliser, un petit
groupe finit par comprendre.
La Visiteuse ne déplaît pas, au début. Elle
intéresse, sa fuite suscite même une certaine admiration chez ceux de la
vallée.
Ils y lisent une rébellion contre l’enfermement, un acte de liberté.
« Elle est mieux là qu’à l’asile,
non?» «C’est son choix.» «Elle a le droit de vivre comme ça. »
Certains
lui laissent des paniers dans la montagne, d’autres posent des mets sur la
table, avec un mot :
«Ceci
est pour toi. »Elle se méfie. Réponse sans faute d’orthographe
: « Est-ce que vous avez mis de la
drogue dedans ? »
A force, ils connaissent ses préférences, des goûts de
petite gosse, les boîtes de thon mais pas le foie de morue,
les pots de Nutella
mais pas le chocolat noir, le beurre de cacahuète à la folie et les conserves
maison, le foie gras surtout.
Elle ne touche pas à l’alcool, ou plutôt n’y
touche plus. On laisse traîner de l’argent et des bijoux.
Exprès, pour voir.
Elle ne les remarque même pas.
Par
temps d’orage ou pendant le gros de l’hiver, les résidences secondaires lui
servent de refuge.
Parfois, les occupants arrivent à l’improviste. On l’a
surprise dans un lit ou sur l’ordinateur, à regarder le film Entretien avec un vampire.
En un éclair, elle détale avec des yeux de bête traquée. Une fois, un ami s’est
lancé à ses trousses avant de s’arrêter net.
«Si je l’attrape, je fais quoi ?» Jamais
il n’aurait envisagé qu’elle tiendrait si longtemps dehors.
Les années et la montagne ont fini par la transformer. «L’ensauvager», disent
certains. Le cerf et le hibou lui parlent.
Parfois, un promeneur découvre un
matelas de feuilles et de chiffons dans l’échancrure d’un rocher,
une cache de
nourriture à demi enterrée, un campement avec des ânes à la lisière d’un pré à
l’herbe rase.
On l’a vue jaillir d’un trou d’eau glacial, avec un visage
ébloui.
Maintenant, elle entre dans les maisons sans précaution.
Ouvre les armoires, choisit des tenues«
comme dans une boutique.
Elle a du goût, elle prend le plus neuf, le plus joli,
mais jamais les chaussures», constate une amie de sa mère.
Elle
a retrouvé certains de ses vêtements accrochés en grappe à une ficelle dans le
bouillonnement d’un torrent,
comme dans le tambour d’une machine à laver.
D’autres séchaient aux branches d’un arbre, à la manière d’un fil à linge.
Chaque passage est signé
La Visiteuse vide les congélateurs. Embarque les
couettes, les couvertures.
En repartant, elle laisse tout ouvert, et parfois le
four allumé.
« On
est toujours à se demander ce qui va se passer quand on part de chez soi »,
dit l’un.
Sur les tables, les mots pour elle se font plus pressants:
«Tu es toujours la bienvenue.
Laisse-nous au moins les duvets, c’est l’hiver. Fais attention avec le feu. »
Elle
est devenue l’obsession de la vallée.
Dans ces bâtisses, où l’on se plaisait à vivre sans
serrure, des verrous ont été posés, des volets,
des doubles vitrages, des
barrières électriques, des panneaux «Maison piégée».
Alors elle casse pour
entrer, ciblant les lieux les uns après les autres, avec des fixations chez
certains,
où elle retourne inlassablement. A l’intérieur, elle refait la maison
à sa manière, objets déplacés, mises en scène.
Ici, les yeux d’une marionnette
ont été arrachés. Là, de grands masques décrochés des murs et cachés sous le
lit.
Désormais, chaque passage est signé, comme si elle avait peur qu’on
finisse par l’oublier.
Depuis
cinq ou six ans, la Visiteuse s’empare de choses intimes, la photo d’un chien
ou le doudou d’une enfant.
Des gens commencent à se sentir blessés, d’autres à
avoir la trouille.
La mère les écoute ne sachant que répondre, partagée entre
la gêne et le soulagement.
A chaque effraction signalée, elle pense : « Au moins, je sais que ma fille est
vivante.»
Certains y voient une duplicité. Dans la montagne,
elle place des écriteaux pour signaler les maisons en colère.
On l’a entendue
crier vers les hautes crêtes : «
Fais attention, arrête de voler. Les gendarmes vont venir te prendre. »
L’autre
jour, sa fille lui a parlé, de dos, cachée derrière un rocher.
« Si je redescends, est-ce que je
vais être obligée d’aimer les gens?»
Dans le silence des bois,
sa voix sonnait, pointue, haut perchée, redevenue celle d’une fillette de 5
ans.
Les premiers à parler publiquement dans la vallée ont été
ses amis, trentenaires comme elle,
anciens copains de collège ou de sortie.
L’un commence :« Il
faut que les choses se disent, on va me détester pour ça.
Mais est-ce qu’on a
protégé quelqu’un et ses choix ? Ou au contraire l’a-t-on laissé
dégringoler ? »
Leur enfance commune remonte,
souvenirs par vagues où se mélangent les instants magiques et les autres.
«Être libre était une injonction. On
était laissés à nous-mêmes, parfois sans protection. “Assume”, on nous
disait », pensent certains.
Arrivée des « nouveaux néoruraux »
Dans la vallée, des jeunes gens ont recommencé à venir
s’installer, autre génération, autre culture, de « nouveaux néoruraux »,
dit-on,
vivant parfois de la terre, mais pas toujours. De retour un soir chez eux, un
couple a retrouvé la maison saccagée,
la table couverte de récipients, tous
étrangement remplis de lait.
Ils croient à la vengeance d’un collègue, une
manière de leur signifier que leur arrivée n’est pas souhaitée.
Ils se
renseignent. On leur parle d’elle, la Visiteuse. Plusieurs légendes circulent,
un être aux paupières cousues errant dans la montagne ou alors une naïade,
vêtue de ses seuls cheveux blonds.
La Visiteuse revient chez eux, une fois, deux fois, dix
fois. Ils repèrent le poste d’observation, d’où elle surveille leurs faits et
gestes.
L’épouse n’ose plus rester seule, lui frôle la dépression.
Ils
bricolent une caméra devant la porte. « On va enfin voir à quoi elle ressemble. »
Sur
l’écran apparaît une jeune femme en jean et en sweat-shirt, bien plantée, toute
propre, le visage encadré de deux tresses noires.
En 2018
et 2019, des réunions ont été organisées avec les mairies, l’état-major local
de la gendarmerie,
Chloé Demeulenaere, la sous-préfète de Florac. Cela avait
déjà été le cas des années plus tôt, en vain.
« Ceux de la vallée considéraient alors comme une
soumission de laisser les institutions s’en mêler.
Ils répétaient : on ne
va pas courber l’échine, on gère nous-même », croit savoir
un élu local.
Maintenant, même les victimes sont venues à la réunion.
Elle vire vite à la séance de psychanalyse collective, selon des
participants.
« Je
me sens devenir comme les beaufs qu’on fuyait dans notre jeunesse »,
lance l’un.
Un homme explique qu’il ne ressentirait rien face à la mort d’un
être humain, pour la première fois de sa vie.
Il est non violent, il se fait
horreur à lui-même. Quelques-uns prennent des calmants, une femme a déménagé.
Un nouvel arrivant s’énerve : « Comment peut-on laisser cette femme à sa
souffrance ? Les soixante-huitards vivent dans leur roman.
Ça raconte la
vallée, leur refus du monde. »
Une quarantaine de plaintes ont été déposées, le parquet
de Mende les a classées sans suite le 18 juin 2018,
l’enquête « n’ayant pas permis d’identifier
l’auteur des infractions ».
La sous-préfète et Quoi de 9,
une association d’insertion locale chargée du dossier, ont refusé de s’exprimer.
Aucune avancée n’a été constatée depuis.
La faire
descendre, pas à pas
Ici, certains ont revu L’Enfant sauvage, le film de François
Truffaut (1970), où un médecin ramène dans la société des hommes
un garçon
trouvé dans la forêt. L’époque est autre, bien sûr, et
l’histoire s’écrit maintenant à l’envers :
les enfants sauvages
d’aujourd’hui sont ceux qui ont fui la civilisation, pas ceux qui en avaient
été exclus.
N’empêche. Certains dans la vallée y voient une solution :
lancer un appel à des chercheurs capables de se passionner pour la Visiteuse.
Comme dans le film, ils effectueraient un patient travail de terrain pour
essayer de la faire descendre de la montagne, pas à pas.
Plusieurs hébergements
ont déjà été proposés.
Avant la forêt, la Visiteuse aimait se glisser dans une
ferme au-dessus du village, chez une vieille famille cévenole.
Elle entrait
sans s’annoncer, donnait volontiers un coup de main.
Les parents
l’appréciaient, ils la trouvaient polie, courageuse.
Ils n’étaient pas si
nombreux, leur semblait-il, les jeunes gens de son âge capables de travailler
aussi dur qu’elle.
Puis, assise dans la cuisine, elle leur parlait de ses
rêves. Elle ne savait pas vraiment comment dire.
Ou plutôt si. Elle souhaitait
un copain, une maison, des enfants. En servant le café, la mère de famille lui
avait demandé :
« Tu
veux dire, une vie comme nous tous ? »
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FIN DE L'ARTICLE DE FLORENCE
Quelques
photos des années 70 où à Amiens toute une génération de jeunes gens
ont essaimé vers les montagnes du Sud de la France.
En Ariège vers Seix, mais aussi les Alpes de Haute-Provence, puis les
Cévennes et aussi le Lot, l'Aveyron, la Corrèze, la Creuse...

Les deux belles Brunes que j'ai aussi accueillies dans ma chambre de pion de la cité scolaire d'Amiens,
du coup on m'a confisqué mon logement...

les deux jeunes égéries picardes arrivant en vélo vers notre maison du quartier Saint Leu,
situé au pied de la cathédrale amiénoise où tant de choses se sont nouées...

Trois grâces dans l'hiver en Ariège

Espéretch , grange accrochée dans la pente à deux pas de la limite avec l'Espagne

L'amie de Nana, une autre beauté aménoise

En 1977 avec les potes picards , on était du Larzac ... une époque épique

Devant ma première maison, en coin de rue dans ce quartier Saint Leu
d'Amiens , les réunions se tenaient parfois au milieu du carrefour ,
il faut dire que les autos venaient à peine d'être inventées et de
toute façon hors de portée de notre niveau de vie à l'époque...

Maison cévenole où les néoruraux ont afflué dans les années 70

Nana , maman de Clara à Espéretch en Ariège en 1976

En 2020 au petit bar du coin , dans la vallée cévenole où se déroule l 'histoire narrée par Florence ...
Ici Nana me racontait un peu de la vie de sa fille Clara perdue dans sa fuite permanente...
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